Histoire
Do. Or do not. There is no try.
2009Michael a six ans. Il est assis sur le canapé, et pendant que l’un de ses pères est en train de mettre la table dans la salle à manger, l’autre est assis près de lui et regarde nerveusement la télé. Lui, il n’écoute pas vraiment ce qu’on raconte sur l’écran plat du salon ; il a le nez plongé dans son livre, qu’il déchiffre mot après mot. «
Papa ? demande-t-il après un moment, arrachant le grand homme blond à son attentive contemplation de la télé.
J’arrive pas à lire un mot. » Une grande main saisit le bouquin, et c’est la douce voix de Gaspar Neskov qui lui demande
quel mot, champion ? Alors, il pose son petit doigt sur la page recouverte d’une grosse écriture imprimée.
Celui-là. «
McGonagall. C’est le nom de la dame qui était un chat au début du chapitre. » Ah, oui, celle qui regarde les gens depuis le mur, il a lu ça au début. Concentré, il remercie son père et récupère le livre pour reprendre sa lecture. Pendant ce temps, son autre papa s’approche, deux verres de vin dans une main, et un jus d’orange dans l’autre. «
Tiens chéri. Alors mon grand, il te plaît le livre ? » Oui, beaucoup, et c’est avec un enthousiasme certain que le gamin hoche énergiquement la tête. Il n’écoute pas le reste de la conversation, plongé dans son histoire de sorciers. Un moment plus tard, ses parents annoncent qu’il est l’heure de passer à table, alors, obéissant, il ferme le bouquin et saute sur ses pieds. Ca tombe bien, il meurt de faim. «
Tiens, ils vont donner les noms de ceux qui vont être envoyés sur l’île pour la première fois,observe alors Oliver Porter-Neskov, distraitement, alors qu’ils s’avancent tous les trois vers la table de la salle. » Son autre père tourne la tête vers l’écran… et c’est un grand bruit de verre brisé qui fait violemment sursauter Mike, tout à coup. Il bondit sur le côté, ouvre de grands yeux surpris. Son père vient de lâcher son verre de vin, qui s’est brisé en mille morceaux sur le sol. Effrayé, il ne bouge pas, et ne prononce pas un mot tandis que son autre papa se précipite. «
Gaspar ?! Ca va ? » Pourquoi il a les yeux tout brillants comme ça, son père ? Ca l’inquiète Michael, il le regarde sans bouger. «
C’est… le, le gamin là, Lazar Fresnel. C’est… » Les deux hommes échangent un regard que le petit ne comprend pas, et tandis que les lèvres de l’un se pincent doucement, l’autre passe une main sur son visage en reniflant. Lui, ça l’intrigue ; il regarde le visage sur l’écran, un garçon blond aux yeux très verts, comme son papa. «
C’est qui ? il demande alors, perdu. » Deux paires d’yeux se tournent vers lui, et il observe l’un puis l’autre, sans comprendre, jusqu’à ce que deux bras se tendent pour le porter. C’est drôle, son papa blond il a exactement les mêmes yeux. «
C’est… ton grand frère, champion. »
2015«
AVADA KEDAVRA !!!! » C’est de la triche, ça. Ils devaient faire un combat magique en se lançant des sortilèges, mais si Peter utiliser des sorts comme ça, forcément il gagne. C’est vraiment pas drôle, les gens qui refusent de perdre tout le temps et qui veulent toujours que leur personnage soit le meilleur ; franchement, c’est quoi le fun ? Mais c’est pas grave, lui il est bon joueur, alors lui il se fige, ses yeux se fixent sur un point invisible tandis qu’il lâche lentement le bâton qui lui sert de baguette magique. Un bruit mat retentit dans le salon quand le bout de bois heurte le plancher ; lui, il titube, fait un pas, deux, tombe à genoux sous les yeux victorieux de son adversaire. Il aimerait bien dire quelque chose, les derniers mots du courageux héros mort au combat, mais techniquement il est déjà mort alors il ne peut pas faire ça. C’est donc dans un silence tragique qu’il s’effondre sur le côté en rendant son dernier soupir, tel Sirius Black passant à travers le voile des morts.
C’est pas grave, je me suis bien battu. 2017«
Allô ? » «
Ah, ouf, t’es là ! » C’est son copain Peter qui l’appelle, et vue sa voix, il y a quelque chose qui ne va pas. «
Hey Pete, qu’est-ce qui se passe ? » Il a son casque bluetooth sur les oreilles, pour avoir les mains libres ; de fait, il en a besoin Mike, parce qu’il est penché sur une carte très précise de Lorthas, et plus précisément de la capitale elfique, Ulle Alanar. Il a lui-même inventé l’univers et d’ailleurs il est en train d’écrire une campagne de jeu de rôle qui va sans aucun doute passionner sa bande de copains ; quand il leur en a parlé, ils étaient super enthousiastes. Ca promet, et c’est presque fini ; il lui reste juste à dessiner cette carte, et à régler quelques soucis de syntaxe dans la langue de l’une des races qu’il veut faire évoluer sur le continent. «
C’était pour savoir, tu as fait le devoir de français pour demain ? » «
Bien sûr, ça fait une semaine qu’on sait qu’on doit le rendre. Tu veux de l’aide ? » Il propose sans réfléchir, c’est tout à fait naturel. En plus, Peter n’est pas très doué en français ; ils sont dans la même classe depuis qu’ils ont commencé l’école, et d’ailleurs ils se sont inscrits ensemble pour les mêmes cours. C’est vraiment son meilleur copain. «
Je veux pas t’embêter, tu m’as déjà aidé pour l’espagnol… » Alors, il lâche crayon à papier et gomme pour ouvrir le tiroir de son bureau, duquel il sort son cahier de français, où est précieusement rangé le devoir terminé depuis cinq jours. «
Dis-moi, c’est à quelle question que tu es coincé ? »
Avril 2019Michael meurt d’impatience ; il trépigne presque sur sa chaise, en attendant que ses amis se connectent. Ce soir, ils doivent organiser l’escapade de demain. Ils partent en forêt, et le garçon a même obtenu l’autorisation de ses papas de passer la nuit là-bas, dans la tente qu’il a reçue pour son anniversaire quelques semaines plus tôt, à condition qu’ils restent dans la zone couverte par le réseau cellulaire et que la localisation de son téléphone soit activée ; un deal qui lui a semblé tout à fait acceptable et qui l’a fait bondir de joie. Ce sera presque comme s’ils étaient sur l’Île, la fameuse avec tous les criminels. Ils partent à l’aventure, presque pour de vrai !
Enfin, ses trois meilleurs copains se connectent, tous en même temps. C’est une sacrée coïncidence, songe-t-il, amusé, en rejoignant le canal vocal de leur serveur Discord. «
Salut les gars ! J’espère que vous êtes parés parce que ça va envoyer du lourd demain, j’me suis renseigné et j’ai trouvé la ruine d’un vieux pont avec les coordonnées GPS. C’est un peu loin dans la forêt mais… » «
Mike, attends. On peut pas rester connectés ce soir, y a Karen qui vient de nous dire qu’elle connaissait bien le videur d’une super boîte en ville ! »
Ah. Bon. «
Ca veut dire qu’elle peut nous faire rentrer, c’est ouf nan ?! » «
Mais les gars, on doit partir tôt demain matin, vous venez quand même non ? » Il y a un silence, dans son casque, et les yeux bruns de l’adolescent s’ouvrent grands, rivés sur son écran. Sa voix tremble, quand il reprend la parole, craintif. «
Les gars… ? » Ses oreillettes grésillent ; Peter vient de soupirer bruyamment dans son micro, c’est très désagréable. «
Écoute Mike, c’est pas qu’on veut pas y aller, mais franchement… c’est une boîte super huppée, paraît qu’il va même y avoir Héra Delacroix, tu t’rends pas compte. On va pas laisser passer une occasion pareille pour une stupide balade en forêt. »
Il a les larmes aux yeux maintenant, ses mains tremblent sur le bureau. Comment ils peuvent lui faire ça ? C’était… tellement important, bon sang. «
Mais… » Il ne sait même pas quoi dire, c’est comme s’il était en train de se faire piétiner, tout de suite.
Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ? Ils attendaient ça avec impatience depuis des semaines ! … non ? «
Y a pas de mais en fait, c’est comme ça et c’est tout. Tu nous emmerdes avec tes histoires, faut grandir un peu, mec. » «
Ouais, t’es pas dans Le Seigneur des Anneaux là, c’est la vraie vie, et c’est sérieux ! » C’est compulsif, l’air qu’il inspire, ça fait un bruit horrible dans son nez mais il ne s’en rend même pas compte, il y a de grosses larmes sur ses joues. «
Allez, sois pas triste, t’as qu’à venir avec nous ! Tu vas voir ça va être cool ! » Ils comprennent pas, ils comprennent rien. «
Les gars, je… » Ca ricane, dans ses oreilles, et ce son est vraiment méchant ; ça lui fait pencher la tête, poser ses coudes sur le bureau et ses deux paumes contre ses yeux.
Pourquoi ? «
Allez, laisse tomber Pete. On s’en tape de toute façon. Salut minus. »
Le son de déconnexion retentit une fois, puis deux. Il reste Peter. «
Mike, je… sais pas quoi te dire. Ils ont raison, faut grandir. C’est pour les enfants, tout ça. » Non. Non, c’est pas vrai, il comprend rien lui non-plus, alors elle est très bizarre sa voix quand elle s’élève à nouveau, à la fois brisée et grondante. «
C’est bon, j’ai compris ! » Il veut ajouter quelque chose, mais c’est un sanglot qui s’échappe de ses lèvres cette fois alors il se déconnecte rageusement, arrache le casque de ses oreilles avant de s’effondrer sur le bureau, cachant son visage entre ses bras croisés.
Pourquoi ?Octobre 2019Mike est tranquille quand il traverse le couloir tout gris ; tout se passe bien depuis qu’il est ici, même s’il doit avouer que ce qu’il a lu sur les conditions de vie en prison lui a d’abord fait franchement peur. Au final, les autres lui fichent la paix et les gardiens sont relativement gentils avec lui. Bien sûr, c’est pas le grand luxe, mais ce n’est que temporaire. Son départ est prévu pour demain matin. Aujourd’hui, son père est venu le voir pour lui dire au revoir ; il ne peut y avoir qu’une seule personne à la fois, et il a vu son autre papa hier. Chacun son tour, hein ?
Quand il entre dans le parloir, il voit tout de suite la place où l’attend le grand homme brun, dont les traits semblent fatigués. C’est pas grave, ça va vite aller mieux, quand il aura compris que c’est vraiment génial, ce qui lui arrive, à Michael. Il a hâte d’être à demain. «
Coucou papa ! lance-t-il joyeusement, un grand sourire sur les lèvres, saisissant le téléphone avant même de poser ses fesses sur le tabouret métallique. » Y a pas à dire, il est vraiment super content, et ça lui fait plaisir de le voir, son père, même si lui il n’a pas l’air très en forme. «
Salut, bonhomme. Est-ce que tu vas bien ? » «
Super bien ! répond-il aussitôt, surexcité, bien que l’air vraiment malheureux de l’homme de l’autre côté de la vitre lui fasse un peu mal au coeur.
Et toi ? Et papa ? » Les sourcils de l’homme se froncent légèrement, et alors l’air indescriptiblement heureux de l’adolescent perd un peu de sa superbe. Il a dit quelque chose qu’il fallait pas ? «
A ton avis, Mike ? T'as conscience de ce qui est en train de se passer, là ? » Ca le prend un peu au dépourvu, ce ton tout maussade. Alors il hésite un peu avant de répondre. «
Bah… oui ! Je pars à l’aventure demain. J’ai super hâte, ça va être génial ! J’aurai plein de choses à vous raconter quand je reviendrai. » Autre chose que
ça a été en courset
j’ai eu une super note en mathématiquesou
mes copains c’est plus mes copains. Ils avaient quand même un peu raison les gars, toutes ses histoires c’est plus de son âge, il est largement temps de vivre quelque chose pour de vrai maintenant, et c’est pour ça qu’il a décidé de faire ça. Il va aller là-bas, et quand il reviendra, il sera encore plus malin et plus fort que maintenant. Leurs histoires de boîte et d’il ne sait pas quoi d’autre, ce sera de la gnognotte à côté de ce qu’il aura vécu, lui.
«
Ah oui. Quand tu reviendras dans quinze ans, c'est ça ? » «
Oui ! Mais faut pas vous inquiéter, je serai pas tout seul. Il y a Lazar sur l’île, je vais le retrouver et on sera tous les deux. » Comme ça quand ils reviendront, ils seront une famille, pour de vrai. Non pas que ça l’ait beaucoup travaillé jusqu’à présent, après tout il était très heureux avec ses pères, mais son autre papa ne veut pas parler de Lazar alors… il a envie de le connaître. Et de partir à l’aventure. C’était l’occasion rêvée ! «
Mais, tu... bon sang Michael tu te rends compte que tu vas pas nous voir pendant quinze ans ?! Qu'on va avoir aucune nouvelle de toi pendant tout ce temps ? Et les gens là-bas, comment tu crois qu'ils vont accueillir un gosse comme toi ? » «
Alors, en fait c’est pas tout à fait vrai. Sur le darknet j’ai trouvé le témoignage d’une fille, son copain est sur l’île et il a réussi à lui faire passer une lettre par les navigateurs du bateau qui amène les prisonniers. Je pourrai vous écrire ! » C’est normal qu’il ait peur, son père, mais c’est qu’il se rend pas compte d’à quel point c’est génial tout ça. Quand il l’aura rassuré, il sera sûrement super content pour lui. «
C'est... c'est pas aussi simple, bordel Michael, comment t'as... qu'est-ce qu'on t'a fait, qu'est-ce qu'on a raté ? » … Là, il ne comprend pas. «
Quoi ? Mais… pourquoi tu dis ça ? Vous avez tout bien fait, et vous allez me manquer. Mais c’est juste pour un moment, après je reviendrai. » La grande main de son père claque contre le petit bureau du parloir, et ça fait violemment sursauter l’adolescent, qui écarquille les yeux alors que de l’autre côté du plexiglas, Oliver Porter explose. «
POUR QUINZE ANS ! Quinze ans Michael, c'est pas une soirée ou même deux putains de semaines en colonie de vacances merde, réveille toi maintenant ! » Il y a de grosses larmes dans les yeux de son père, et aussitôt, Mike sent les siens le piquer, et il y a comme une boule dans sa gorge. «
Mais… mais papa… » Il ne sait pas quoi dire ; pourquoi il ne comprend pas, lui non-plus ?
«
C'est pas l'aventure où tu vas, c'est pas un camp de vacances, tu pars dans un endroit où tu vas trouver des gens vraiment dangereux, des criminels, qu'est-ce que tu crois obtenir d'eux, de Lazar ou de qui tu veux ? Tu crois qu'en glissant une lettre à un type tu vas pouvoir nous écrire tous les jours ?! Et nous dans tout ton petit plan génial, t'y as pensé ?! T'as pensé au fait que... que t'allais disparaître pendant quinze ans et qu'on allait vivre toutes ces années dans la crainte de pas te voir revenir ? T'as réfléchi à ça ?! » Non. Il est horrifié l’adolescent, il ouvre la bouche mais rien n’en sort, il n’y a que ses lèvres qui tremblent et les larmes qui roulent sur ses joues, parce qu’il ne s’est jamais fait crier après comme ça, il a toujours été sage, il n’a jamais donné de raison à son père de s’énerver comme ça et… et là ça lui fait peur, en fait. Face à lui, l’homme se fige, essaie d’inspirer, de se calmer ; ses paupières se ferment et il y a comme un sanglot étrange qui résonne dans le combiné du téléphone. «
Tu... je comprends pas... t'as toujours pensé aux autres, à nous, on était une famille Mike, et là... et là à aucun moment tu t'es dit que ça pourrait être dangereux pour toi, et que... que ça allait nous faire du mal, hein ? Tu crois qu'il le vit comment ton père de perdre un deuxième garçon, dis-moi ? » Du mal ? Mais pourquoi, il va se débrouiller pour leur écrire, et tout va bien se passer, il lui arrivera rien, Lazar veillera sur lui et… et il va revenir, à la fin. Quinze ans, c’est pas si long, si ? Aucun de ces arguments ne peut pourtant franchir la barrière de ses lèvres, il est totalement figé, transi d’effroi par le chagrin qui lui arrive en plein visage comme la plus virulente des gifles. «
T'imagines pas les conséquences que ton égoïsme va avoir sur tout monde et toi en premier, Mike. C'est pas comme ça qu'on t'a élevé. » L’adolescent renifle, secoue la tête. Il le sait bien, que mettre le feu à une maison c’était pas très gentil. Mais c’était pour la bonne cause, ça va être génial, cette aventure. Il le sait. Alors malgré tout… il ne peut pas dire qu’il regrette. «
Je sais papa. Je voulais pas que tu sois triste, et papa non-plus. » De sa main, il essuie ses yeux, inspire courageusement. «
Tout va bien se passer. Je vous écrirai. Je vous aime. » «
Nous aussi. On t'attendra, fais rien de stupide, je t'en prie. Ça nous tuerait de te perdre là-bas. » Mais non. Tout va bien se passer. Il va s’éclater pendant quinze ans, beaucoup plus que ses prétendus potes qui vont rester dans leur petite vie ennuyeuse. Lui, il part à l’aventure. Et ça commence demain.