Les rations se font de plus en plus rares, et les demandes de plus en plus nombreuses. Zoe faisait déjà attention à échanger ses parapluies uniquement contre des choses qui lui sont utiles. Des vêtements, des crayons, des bloc notes, des légumes, des fruits, de la viande. Même aux Alchimistes et aux Magiciens, il essaye de négocier d’autres choses que ce qu’ils échangent de premier abord. Mais avec les rares rations, Zoe est encore plus rigoureux. Il a refusé de vendre un parapluie à un Sage un peu plus tôt. Juste parce qu’il refusait d’aller lui chercher des légumes et qu’il insistait pour lui filer des joints. Zoe est grincheux, récemment. Encore plus que d’habitude. Ça fait presque une semaine que Ruaidhrí ne s’est pas montré. Zoe n’en a pas grand chose à faire, n’y porte pas particulièrement d’attention, mais ça l’ennuie un peu. Parce qu’après ces années à l’avoir sur les bottes, il s’était habitué à lui. Et que même s’il lui avait déjà fait le coup, de partir deux trois jours, ça avait jamais été aussi long. Puis la fin. Toujours cette fin, qui se presse au bord de son bide, et qui le supplie de remplir son estomac. Et ces Sages qui sont incapables d’aller chercher des légumes et qui préfèrent lui vendre des choses qu’il n’utilisera jamais.
Zoe regarde le soleil, il sera bientôt l’heure pour lui de rentrer. Il attend jusqu’au dernier moment. Espérant voir un client, qui lui amènerait vraiment de la nourriture. Ou au moins la vision familière du Sage qui a disparu. Mais rien, jusqu’au dernier moment, rien. Alors il finit par ranger son stand et se diriger vers la maison qu’il partage avec ses cinq autres proches amis. Zoe pensait pas, en arrivant sur l’île, rencontrer des gens dont il serait aussi proche. Il est ravi que ça ait été le cas. Il imaginerait après tout difficilement sa vie sans eux désormais.
Il les salue tous un par un, et finit par s’asseoir sur un semblant de chaise, quelque part dans la maison qui est la sienne, la leur. Il les regarde s’agiter, chacun dans son truc, et pourtant tous ensembles. Et ça le fait sourire. Il a l’impression d’être une maman fière, dans ces moments là. Et c’est étrange. Et c’est agréable, aussi.
Il lève les yeux vers la porte d’entrée lorsque le dernier de la bande rentre à son tour. L’Organisateur, le grand pâtissier. Il pose sur la table deux pains, et Zoe les zieute un instant, la salive à la bouche. Mais il préfère laisser les autres se servir en premier. Et il sait que lorsqu’ils se seront servis, il ne restera pas grand chose pour lui, ou pour Alex. Mais c’est pas grave. Il préfère les laisser se rassasier. Au pire, demain, il ira taper chez les Sages pour leur demander un peu de légumes contre un peu de la bâche qu’il a caché chez eux, sous son matelas.
Alex est rapidement près de lui, et le ton avec lequel il prononce son prénom est presque inquiet. Zoe relève les yeux vers lui, et lui offre un sourire qu’il veut rassurant, mais qui est juste très mélancolique. Il pose une main sur son épaule, et Zoe abandonne l’idée de faire celui qui va bien. Son regard passe d’Alex aux autres, et il finit par expirer longuement, désabusé. “Tu penses que les gouvernements vont arrêter d’être radins bientôt ? Je commence à avoir faim.” À l’arrière de son esprit, les Sages. Eux, ils ont de quoi manger. et ça le rassure un peu, Zoe. De savoir que même s’il traîne pas dans ses pattes, au moins, Ruaidhrí ne meurt probablement pas de faim.

La question elle trotte aussi dans ton esprit depuis un moment. T'es en colère contre ce monde qui ne veut pas vous aider. On vous a foutu là mais on refuse de vous donner de quoi subvenir à vos besoins. On vous a mis là pour que vous creviez. Meh, t'as jamais été bon pour suivre les ordres lorsque t'as pas envie. Pourtant un bon engrenage dans la société, t'aimais en faire partie avant de te retrouver ici. Maintenant tu fais plus partie de cette société et c'est pour une faute que t'as même pas commise. Ta société elle se situe maintenant ici, entre les visages fatigués et les cernes qui crient famine. Toi aussi t'as faim mais tu le cris pas partout, parce que t'as l'impression que tu pourras tenir jusqu'à ce que la prochaine portion arrive. Mais la prochaine portion n'arrive jamais.

T'as toujours ta main sur son épaule, comme pour garder un contact dont t'as toi-même besoin, comme pour s'assurer qu'il est vraiment là. T'as pas peur qu'il disparaisse, pas peur qu'il s'envole non plus, t'es juste pas sûr d'être dans la bonne réalité parfois. Tu lui offres un doux sourire, comme pour le rassurer. Alors que t'as pas vraiment besoin de lui mentir à lui, il sait, un des plus vieux, des plus sages peut-être. "J'en sais rien." Tu trouves pas d'intérêt à mentir. "Je pense pas." Tu viens hausser doucement les épaules. "Ils en veulent encore à toute l'île pour ce qu'on a fait à leur petit protégé." Toi t'as rien fais, t'étais contre la mort mais ton argument n'a eu aucun poids contre le leur. De toute manière il est trop tard, tu ne vas tenir dans le ciel une pancarte avec écrit dessus 'je vous l'avais dis' ce serait ridicule.

Regarde le peu qu'il vous reste sur la table, t'en veux pas à tes amis d'avoir pris leur part. Parce que c'est comme ça que ça fonctionne, vous vous débrouillez pour trouver ce qu'il faut pour manger. Certains sont meilleurs que d'autres et toi tu te débrouilles toujours pour te foutre un truc au fond du gosier. Un hochement de la tête envers la table. "Mange, j'ai pas envie que tu te trimbales avec une faim qui te détruit l'estomac à petit feu." Tu survivras, t'avais une grande famille avant, tu sais ce que c'est que de passer en secret tes frites à ta petite soeur. Tu sais ce que c'est de se sacrifier pour les membres d'une même famille, t'as aucun soucis à le faire ici aussi.

"Puis, je pense qu'on peut survivre jusqu'au prochain bateau. T'en dis quoi?" T'en sais rien, c'est pas encore la guerre mais ça pourrait l'être, si les sages étaient pris d'assaut. T'en sais rien mais si tu venais à perdre cette situation, si la guerre civile venait à se déclencher sur l'île ça serait certainement une aubaine pour ceux de là-haut? Pour les dirigeants, de ceux qui ne veulent pas vous envoyer à bouffer. Parfois tu te demandes si c'est parce que la situation dehors ne va pas. Mais lorsque t'écoutes les derniers venus, tout à l'air de bien se passer et vos paniers repas devraient eux aussi arriver. Mais les gouvernements vous crachent aux visages et vous n'avez pas d'autre choix que de subir. "Au pire demain je cuisine du rien avec un filet d'air, t'en dis quoi?" Pourquoi t'es si heureux aujourd'hui alors que plus tôt dans la journée t'avais vraiment envie d'enfoncer la tête dans le mur de ce boulanger qui partait du principe que comme il faisait à manger, il avait priorité dessus...

Il devrait pas s’en faire pour lui, d’ailleurs. Il est très probablement moins à plaindre que Zoe en ce moment. Rua, il a de la nourriture, il a de quoi fumer (même si Zoe ne fume pas, et ne fumera jamais). C’est juste. Il peut pas vraiment s’empêcher de l’avoir dans un coin de son esprit. Il l’a pas vu depuis quelques jours, et il se demande ce qu’il devient. Il s’était habitué à le voir à ses côtés pendant ses dernières années. Ne pas l’y voir lui donne un sentiment d’insatisfaction qu’il ne comprend pas (et ne cherche pas à comprendre). Pour le moment, il essaye de se concentrer sur l’important. Et l’important, c’est sa famille, c’est Alex qui leur a ramené du pain, c’est les plus jeunes qui sautent dessus comme des affamés. Mais c’est pas incroyable comme réaction, parce que affamés, ils le sont. Ils le sont tous. Alexeï et Zoe aussi. À la question qu’il pose, Zoe est même pas étonné de voir Alex garder son sourire. Souriant à quasiment toutes les occasions, pour s’assurer que tout le monde va bien, tout le temps, garder le moral des troupes au plus haut. Heureusement qu’il le fait, Zoe lui, saurait pas comment faire ça. Il sait sourire, mais faire sourire les autres, c’est une autre affaire. Alex est très doué là dedans. Sa réponse non plus, ne l’étonne pas, Zoe. Il sait qu’il peut lui dire la vérité, et pas la cacher ou l'enrouler dans du papier bulle comme il le ferait peut-être avec les plus jeunes de la famille. Il lui parle de ce que l’île a fait. Oui. Cette histoire a fait du bruit. Et même Zoe qui ne s’intéresse que peu (voir pas du tout) à ce qu’il se passe sur l’île, a ressenti les vibrations négatives que ça a provoqué. Puis, il était là quand Lenny a été tué. Il a évidemment pas lancé de pierre. Il a même pas regardé la scène, il l’a juste vu alors qu’il achetait de la viande. Il a rarement été aussi fier d’un achat que celui de cette viande. Peu de temps après, les rations ont été amoindries, et c’est le dernier bout de viande qu’il se rappelle d’avoir eu à bouffer.
Alex finit par lui montrer la table d’un signe de tête, lui demandant de manger. Il veut pas que Zoe meurt de faim. Et ça le fait sourire, l’Irlandais, cette façon qu’Alex a de s’occuper de lui alors que des deux, c’est Zoe le plus âgé. Zoe secoue la tête négativement. Il va manger, mais pas tout. Il va partager ce qu’il reste avec Alex. Parce que d’eux deux, c’est le Russe qu’a le plus besoin de forces pour affronter les journées.
Sa dernière remarque le fait rire. C’est pas un rire qui fait beaucoup de bruit et qu’on entend à plusieurs kilomètres. C’est un rire que Zoe a l’habitude d’offrir aux membres de sa nouvelle famille. Un rire amusé, mais dépité. Un rire blasé, mais gentiment. Il les aime, mais ce qu’il aime par dessus tout chez eux, c’est leur facilité à faire rire de pas grand chose, et à toujours vouloir aider les autres à faire face à l’adversité. Y’a qu’eux qui pourraient, un jour, redonner confiance à Zoe en l’être humain, et en ce que le monde peut offrir de beau. “J’suis sûr que ce sera délicieux.” Il se lève et va prendre le dernier petit bout de pain qu’il reste sur la table. Les morfales. Ils ont vraiment laissé des miettes. Mais Zoe le coupe en deux, donne la plus grosse part à Alex. “T’en as besoin, t’es en pleine croissance” qu’il lance avec un sourire entendu. Il est plus en pleine croissance, et d’ailleurs il est plus grand physiquement que lui. Mais Zoe est le plus âgé des deux, il se doit de prendre soin des autres. “Comment ça se passe, à la mairie ?” Zoe imagine bien que ça doit être le bordel. Parce que la famine. Parce que la guerre. Parce que la mort de Bianca et d’Harumi. Parce que beaucoup de choses se passent en peu de temps, et que ça doit être compliqué à gérer. Et que si son fardeau est trop lourd, Zoe veut pouvoir l’aider à le porter.

Il y a peu de gens que Zoe apprécie ou respecte sur cette île. Mais cette famille qu’il a trouvé ou qui l’a trouvé, il est plus trop sûr de comment ça s’est passé, il les aime, et il les respecte. Il veut qu’ils se portent bien, tous avec leurs problèmes qu’ils ont. Tous autant qu’ils sont. Miles et ses crises de paniques qui le font flipper à chaque fois mais qu’il réussit plus ou moins à gérer. Ces crises qu’ils ont tous apprit à gérer plus ou moins bien dans la famille. Puis il lui apprend la musique, ou du moins il essaye. Il essaye du mieux qu’il peut de le faire se sentir bien, et de lui apprendre de nouvelles choses pour que lorsqu’il sorte de l’île à ses trente-et-un ans, il puisse connaître d’autres choses. Pour se donner l’impression que son temps passer ici ne lui a pas servi à rien. Il sourit légèrement lorsque Miles parle à Alex et qu’il se met à manger avec les autres. Il aura jamais la relation qu’il avait avec Lea avec eux. C’est pas le but. Il essaye pas de lui trouver des remplaçants. Et même s’il avait un peu cette culpabilité au début, c’est plus le cas aujourd’hui. Parce qu’il sait que personne ne pourra jamais remplacer Lea. Personne ne pourra jamais prendre cette place qu’elle avait dans son coeur. Personne pourra jamais combler ce vide qu’il ressent depuis qu’elle est morte. La perte d’une jumelle, c’est quelque chose que rien ni personne ne peut jamais réellement soigner. Puis rien qu’espérer que ça se soigne, ce serait quelque chose d’injuste. Lea mérite qu’il se souvienne d’elle. Puis qu’il se souvienne, avec douleur, qu’il aurait très bien pu la sauver si seulement il avait pas juste pensé à sa petite personne pendant les quinze minutes qui ont directement suivi l’accident. Alexeï, c’est un enfant un peu mature. Zoe pensait pas rencontrer quelqu’un comme lui sur l’île. Quelqu’un qui connaît le sens du mot responsabilité, et qui accepte les difficultés, qui sait y faire face sans craquer et sans avoir des réactions enfantines. Il mérite le bonheur, il mérite le meilleur. Et il mérite que quelqu’un lui parle pour pas qu’il ait à gérer les problèmes qu’on l’oblige à gérer tout seul. Zoe veut juste pouvoir être une de ces épaules sur lesquelles on peut s’appuyer si besoin il y a. Pas avec tout le monde, oh certainement pas. Mais eux, c’est une exception. Tous. Ils sont une exception. N’importe lequel d’entre eux pourrait venir le voir, à n’importe quel moment, et Zoe accepterait de l’écouter. Il pourrait pas vraiment donner de conseils, parce qu’il est pas doué pour donner des conseils. Quels qu’ils soient. Mais il est doué pour écouter. Pour donner l’impression de se sentir écouter. Et finalement, de pas se sentir seul. Surprenant pour quelqu’un comme Zoe qui a toujours vécu dans la solitude et qui la préfère à la présence de n’importe quel groupe. Même si parfois, quand il est seul, il se dit qu’il aimerait bien ne pas l’être.
Zoe lève les yeux au ciel lorsque Alex le traite de vieux. Il n’est même pas le plus vieux de leur groupe. Mais il accepte de prendre un minuscule bout de ce qu’il lui propose, pour lui laisser le reste. Zoe a toujours été habitué à avoir de belles assiettes mais à côté, il lui arrivait de ne pas manger pendant plusieurs jours alors qu’il répétait toute la journée, jusqu’à ce que ses mains soient fatiguées, jusqu’à ce que son corps entier ne tombe, parfois en arrière, du son tabouret. Donc, manger peu, il connaît, et son corps y est légèrement habitué. Ça ne le dérangera pas de manger si peu. Surtout que le Sage d’un peu plus tôt doit toujours revenir pour lui donner des légumes contre son parapluie. Et lorsqu’il les aura, il les ramènera ici, chez eux, et ils les partageront, comme ils l’ont fait avec le pain d’Alexeï.
Il finit par répondre à sa question sur son boulot à la mairie. Il lui dit que c’est un peu tendu, sans surprise. Comme partout. Oui. Comme partout. Les gens face au manque de nourriture sont plus stressés, ont besoin de plus de drogues, ont besoin de plus d’alcool pour se remplir le bide. Puis l'irritabilité des gens face à la faim donne aussi plus de fils à retordre aux Muses et aux Miliciens probablement. Zoe hoche la tête lorsque Alex parle d’éviter la révolte au marché, que c’est là que c’est le plus délicat. Et Zoe y est tous les jours au marché, il sait bien de quoi il parle. Le nombre de bagarres qui y sont déclenchés depuis que les gouvernements ont réduit les ressources a doublé voire triplé. Zoe hausses les sourcils rapidement. Plus une façon de montrer sa compréhension qu’une surprise quelconque. “C’est pas qu’une impression. J’ai vu pas mal de gens se taper dessus aujourd’hui. Pour un radis, ou pour une carotte, ou pire, pour un morceau de viande.” L’un des combattants a fini à l’hôpital et c’était plutôt sévère d’après ce qu’a entendu (sans forcément voulant écouter, mais ça parlait que de ça) Zoe alors qu’il vendait tranquillement ses parapluies. Il pose son menton sur sa main droit qu’il a appuyé sur ses jambes et continue de regarder le reste de la famille se délecter du pain simple d’Alexeï. “Bonne idée le pain. Merci.” Merci de pas les laisser mourir de faim, cette bande de jeunes qui lui tiennent tant à coeur, à Zoe.