Elle  a la respiration rapide, et les yeux écarquillés. Il  est sur l’île. Il est là, vraiment là, sur l’île. Et son amie Ana l’a amené pour la voir. Sa soeur. Oh, elle a aucune doute sur le fait qu’il doit être content de la retrouver, sa grande et chère soeur. Mais Gaia, elle est partagée. Bien entendu, l’émotion principale, prédominante, c’est le plaisir. Le plaisir d’enfin avoir Léandre à ses côtés. La joie de le retrouver dans un endroit où ils peuvent juste être eux deux, mère et fille. Puis y’a le reste, qui s’insinue comme un poison, doucement, dans ses pensées. Toutes les questions, tous les secrets. Le souvenir que ces secrets le sont toujours, pour Léandre. Pour Icare. Il est content de retrouver sa soeur. Il est content de connaître quelqu’un sur l’île. Peut-être même qu’il reconnaîtra Shiloh, sans savoir à qui il a réellement à faire. Et le truc, c’est que Gaia est persuadée aujourd’hui, à l’inverse d’il y a dix ans, que le secret doit rester ce qu’il est, en l’état, un secret. Déjà parce qu’elle est censée partir dans un an. Puis surtout, surtout, parce que. Parce qu’elle veut pas le perdre. Toutes ces années passées loin de lui, elle veut pas, alors qu’elle vient de le retrouver, risquer de le perdre parce qu’elle veut absolument prendre le rôle de mère qui lui a été volé lorsque son fils est né. Mais va falloir expliquer ça à Shiloh, et elle sait. Oh, elle sait parfaitement bien comment ça va se terminer. Ça faisait pourtant quelques mois qu’ils s’étaient pas disputés. Quelques mois durant lesquels ils avaient réussi à agir comme le couple d’adulte qu’ils sont. Et pas comme les gamins qu’ils étaient quand ils se sont rencontrés. Et qu’ils ont eu Léandre. Gaia est plus cette gamine énervée. Shiloh est plus ce garçon amoureux qui essaye de l’empêcher de dérailler de toutes les manières possibles et inimaginables. Ils sont deux adultes. Elle organisatrice, lui chef des Sages. Un des nombreux. Ils sont plus des gamins, et parfois pourtant, se comportent comme tels. Parfois, leur âge mental et sentimental varie entre 12 et 15 ans. Parfois entre 20 et 25, et assez rarement finalement entre 27 et plus. Probablement que c’est parce qu’ils se connaissent depuis longtemps. Qu’ils ont pris des habitudes lor de leur première relation et que les habitudes sont restées.
Mais actuellement, là, à ce moment précis, face à son fils, Gaia reste bouche bée, les yeux écarquillés. Et elle voudrait lui demander : qu’est-ce que tu fais là ? Mais elle le fait pas. Elle regarde son amie qui sait, et elle baisse les yeux quelques secondes avant de les relever. Juste le temps de réfléchir. À ce que son corps lui permettrait d’assumer, et ce qui est le plus intelligent pour elle de faire. Finalement, la réponse lui paraît évidente. Aller voir Shiloh. Elle prend rapidement son fils dans ses bras, lui dit qu’elle est contente de le voir, mais n’ajoute rien de plus. Elle avait besoin de cette étreinte. Elle en avait tant besoin. Et elle court pour sortir de la mairie. Elle court, court, court, pour arriver jusqu’à chez les Sages. Les gens commencent  à la connaître là-bas, alors certains lui disent automatiquement que Shiloh est pas dans les serres mais chez lui. Elle dévie sa course, en brandissant  un pouce de remerciement. Et elle arrive devant l’endroit où il vit. Et en réalité, où ils vivent. Le nombre de nuit que Gaia passe là-bas, elle ne les compte plus. Et lorsqu’elle n’est pas là-bas, Shiloh n’y est pas non plus, la nuit. Lorsqu’elle est dans sa maison du centre, alors Shiloh y dort aussi. Elle prend sa respiration quelques secondes avant de frapper à la porte. Elle est toujours essoufflée mais elle a pas le temps de reprendre son souffle. Elle a pas le temps d’arrêter et de se poser. Non. Non, elle a une information à donner. Et cette information…
Elle lève les yeux lorsque l’amour de sa vie ouvre la porte. Elle doit avoir l’air crevée, comme si elle avait couru le 100 mètres, plusieurs fois, à une vitesse bien trop rapide pour elle. Elle entre sans vraiment lui demander la permission (pas de ça entre eux), et elle se jette dans ses bras aussi rapidement qu’il a fermé la porte. “Mon coeur… Mon coeur, il est là. Léandre. Il est. Il est sur l’île.” Elle retire son visage de l’endroit où elle l’avait enfouie, dans son cou, et sans le lâcher vraiment, observe juste son visage. Parce qu’il est magnifique Shiloh, et qu’elle veut voir l’expression qu’il aura lorsqu’il réalisera ce que ses mots signifient. Pour lui.
Pour eux.
Pour leur famille.