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Ren Miyake

Qu'ils sont agiles, ces doigts le long de l'aiguille, à passer le fil sur la couture d'un pull épais et informe. Depuis combien de temps Héra les regarde, elle n'en sait rien. Assise contre un mur, à une dizaine de mètres de celui qu'elle observe avec beaucoup d'attention, la jeune femme reporte son regard sur sa propre aiguille, chipée la veille à l'emplacement habituel du jeune homme, qui l'a faite tomber par inadvertance en quittant sa place. A vrai dire, elle l'observe depuis plusieurs jours, depuis que son regard s'est baissé sans vraiment qu'elle le veuille un matin, et qu'elle est tombée sur ces mêmes mains, tenant une aiguille grossière et des morceaux de tissus. C'est comme si elle avait été violemment ramenée en arrière, quelques mois auparavant, quand elle était obligée de lever les bras pour laisser les couturières ajuster les différentes tenues en vue des séances de photographie pour une nouvelle collection dont elle était supposée devenir l'égérie. Que sont devenus ces habits depuis ? Ils ont sans doute été retouchés, pour la fille qui a pris sa place à l'instant où elle a été placée en garde à vue.

Un peu comme Héra ne sait pas pourquoi elle a rendu visite régulièrement à l'alchimiste qu'elle avait sauvé en faisant tout pour ne pas se montrer, elle s'est mise à le regarder, lui aussi. Toujours de loin, mais avec les yeux brillants de curiosité. Ses gestes sont d'une agilité très familière pour une fille comme elle, qui a toujours vécu au milieu des étoffes, des tissus ; et si elle n'a jamais été capable de faire le travail qu'il accomplit, elle se surprend un peu à l'envier. Les questions, elles aussi, fleurissent dans sa tête à mesure qu'elle le regarde. Il a l'air tellement calme, ça ne serait peut-être pas si dangereux que ça, de lui demander comment il fait. De toutes les activités qu'on lui a proposées, de la cueillette à la vente en passant par la poste et tout un tas de choses qu'elle a poliment refusé, ça, ça l'intrigue. Assise en tailleurs, Héra observe le vêtement à elle, dont elle s'est appliquée à défaire les coutures avec attention pour récupérer un peu de fil, sacrifiant de ce fait une couche protectrice pour les longues nuits froides au profit d'essais totalement infructueux. Suivre les gestes de ce garçon, c'est mission impossible.

Quand il tourne la tête vers elle, Héra baisse immédiatement la sienne. Quand il s'en va, elle ne le suit jamais, mais elle est toujours là quand il travaille, ou presque, la bouche résolument close, et seule. Si elle s'était imaginée pouvoir apprendre rien qu'en l'observant, l'ex-mannequin s'est bien aperçue qu'elle ne pouvait jamais suivre la vitesse de ses gestes. Ce n'est pas que ça lui plait, la couture, le mannequinat n'était pas non plus le rêve de sa vie. Ce sont simplement ses anciens repères qui lui sautent à la figure quand elle le regarde, une étrange sensation de sécurité. Faire ce qu'elle aime, Héra y a renoncé depuis longtemps, et de toute manière elle ne saurait même pas quoi faire. Elle ne sait pas ce qu'elle aime. Elle sait juste ce qu'elle connait, les environnements qu'elle maîtrise. Les vêtements, oui. A porter, mais pas à fabriquer ou à réparer. Pourtant, cette fois, elle a envie d'apprendre.

Alors qu'est-ce qui l'empêche d'aller le voir, ce garçon ? La crainte, sans doute, parce qu'elle ignore ce qu'il a fait, lui, s'il est dangereux ou non, s'il va vouloir profiter de cette curiosité pour obtenir autre chose, la menacer, lui faire du mal. Elle est incapable de s'adapter, Héra, convaincue qu'elle ne pourra pas s'en sortir, que dix ans, même avec une aiguille dans les mains, ce sera beaucoup trop long pour qu'elle ose espérer rentrer un jour. Et puis, pour quel avenir ? Vers quel futur ? Le coeur noué, la jeune femme lève le nez. Il ne la regarde plus. Alors elle recommence à l'observer. Puis il tourne de nouveau la tête ; ce petit manège dure depuis quelques jours, et cette fois c'est une oeillade clairement nerveuse qu'elle croise, comme si cette fois, c'était elle qui le gênait. Les lèvres pincées, Héra soupire. Quand elle baisse les yeux vers le pull élimé qu'elle s'est amusé à détricoter, elle ne voit que les points grossiers qu'elle a réussi à faire après des heures de patience. Il faut qu'elle aille lui demander. Il faut qu'elle aille lui parler.

Allez, debout.

En quelques secondes, ses jambes ont fini par se mettre en mouvement. Un instant, elle reste plantée là, son ouvrage dans les mains sans trop savoir quoi faire ; parce qu'il a de nouveau tourné la tête vers elle, et il y a de l'appréhension, dans les yeux de l'asiatique. Bon, il va falloir qu'elle fasse jusqu'au bout maintenant ; pas question de se dégonfler, songe-t-elle quand elle avance, et qu'elle le rejoint en quelques pas fébriles. Elle tremble de peur, quand elle se plante face à lui, d'abord incapable de lui dire quoi que ce soit. Puis, elle s'accroupit en douceur, et lui tend le morceau de tissus sur lequel elle s'est entraînée, pour lui montrer les horribles points qu'elle a faits, totalement au hasard, grossiers et hideux.  Un vrai boulot de sagouin. « C'est... comme ça qu'il faut faire ? » Sa voix n'est qu'un tout petit filet timide, sous le regard indéchiffrable du garçon face à elle,  qu'elle doit clairement déranger. « Je... je veux pas t'embêter. Mais, enfin... cinq minutes, juste pour me faire voir ? » Avec un peu de chance, il dira oui. S'il s'énerve, elle ne répond plus de rien, ses mains frémissent sur le tissus rêche. Comme un animal prêt à s'enfuir au moindre geste brusque, en somme.

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@Héra Delacroix

Depuis son arrivée, Ren tente de se forger une place dans ce nouvel univers, sans toutefois vraiment vouloir l’intégrer. Assez pour arriver à survivre jusqu’à sa sortie, qui semble si loin dans le futur, mais pas trop pour que les autres puissent vraiment remarquer son existence. Dehors, elle tentait de percer dans un domaine assez compétitif, où laisser sa marque et faire bonne impression sont des choses importantes. Ici, c’est une toute autre histoire. Son seul réconfort, c’est de pouvoir continuer à fabriquer des vêtements ou en réparer. Lorsqu’elle travaille, les gens, de manière générale, la laissent seule dans son coin. Ceux qui décident de venir lui parler ont souvent besoin de quelque chose et évitent d’être trop désagréables avec elle.

Au fil des semaines, Ren a commencé à comprendre le système de l’île. Elle a réussi à se procurer plus de matériel en faisant des échanges, en trouvant certaines choses et en achetant d’autres. Bien que sa petite activité commerciale n’en mène pas large, pour le moment, elle sait qu’elle parviendra à en faire quelque chose de plus gros. Les biens étant souvent limités, les clients apprécient pouvoir les faire réparer lorsqu’ils deviennent désuets. Les gens vont et viennent, mais les conversations sont limitées. Parfois, Ren reconnaît des personnes qui, satisfaites de ses services, décident de revenir la voir.

Excepté cette fille, là-bas, qui l’observe. Ça fait déjà plusieurs jours que la couturière a remarqué sa présence et qu’elle fait de son mieux pour ne pas regarder dans sa direction et ainsi lui indiquer qu’elle l’a vue. Elle n’a cependant pas toujours pu s’en empêcher et, plusieurs fois, ses yeux se sont posés sur la tête blonde. Leurs regards se sont croisés pour ensuite se détourner rapidement. Ren ne sait pas ce qu’elle veut et n’a jamais eu l’intention de franchir la distance les séparant pour le lui demander, malgré le malaise grandissant à l’intérieur d’elle et la sensation constante de se faire observer. Elle préfère donc fixer le vêtement qu’elle est en train de coudre, tentant d’oublier ses mains tremblantes.

Il suffit d’un mouvement, aperçu du coin de l’œil, pour que Ren tourne la tête une nouvelle fois. La nervosité l’empêche de faire semblant de ne rien voir. Impossible de prédire ce que les gens ont derrière la tête, ici, et il vaut mieux être continuellement sur ses gardes. La fille marche dans sa direction, sans s’arrêter, et semble avoir un but spécifique. Cela ne fait que rendre Ren plus nerveuse, incapable de quitter l’inconnue des yeux. La tension est palpable alors que la demoiselle s’arrête. A-t-elle peur, elle aussi? Impossible d’arriver à le déterminer.

Un sursaut fait trembler l’asiatique, l’espace d’un instant, alors qu’on lui tend quelque chose. Son regard glisse lentement sur l’objet, qu’elle reconnaît finalement comme étant du tissu. Un soupir quitte ses lèvres, expirant enfin l’air qu’elle n’osait pas faire circuler dans ses poumons sans même réaliser. La fille semble être inquiète, probablement aussi effrayée par son expérience que la couturière. Elle voulait de l’aide, tout simplement. Ren sent ses muscles se détendre une fois la réalisation faite, et tend la main pour saisir le tissu. Inutile de l’observer longtemps; c’est du travail d’amateur venant d’une personne qui ne sait clairement pas ce qu’elle fait. Elle lui fait signe de s’assoir et lorsqu’elle ouvre la bouche, c’est une voix beaucoup plus rauque et grave qui monte de sa gorge. Après tout, elle parle si peu, depuis les dernières mois, que sa voix manque de pratique. De toute façon, ça l’aide à garder sa façade masculine.

"Tu n’as pas l’air de connaître les points de base… Je vais te montrer…" Elle s’applique, comme si elle était en train de fabriquer une pièce inédite. Elle ne laisse jamais place à l’erreur lorsqu’il s’agit de couture. Ren lui montre d’abord le point avant, puis le point arrière. Difficile de faire quelque chose de plus simple. Ses mouvements sont plus lents, mais elle ne perd pas sa dextérité. ‘’Pourquoi est-ce que tu essaies d’apprendre à coudre...?’’ La question peut paraître stupide, mais Ren est réellement curieuse et ne sent aucun menace venant de la blonde, à qui elle fini par tendre le matériel en lui indiquant d’essayer.

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Ren Miyake

Est-ce qu'il va la repousser ? Il pourrait, songe la jeune femme en s'efforçant de ne rien montrer de la puissante nervosité qui crispe ses doigts, ses bras, son corps, tendu dans la position inconfortable d'attente manifeste d'une réponse, d'un signe, n'importe quoi. Le jeune  homme avait l'air presque aussi effrayé qu'elle, et même si maintenant, il a compris qu'elle ne lui voulait aucun mal, il serait en droit de lui dire d'aller voir ailleurs, après tout il ne lui a rien demandé du tout. Il pourrait avoir envie de rester tout seul, et qui serait-elle alors pour insister, en aurait-elle seulement le courage ? Elle connait déjà la réponse, elle sait très bien que non. Il suffirait d'un mot un peu rude pour qu'elle rentre la tête dans les épaules et s'enfuie. Dans cette attente, elle le regarde observer les points grossiers qu'elle est difficilement parvenue à reproduire après des  heures d'observation, mal à l'aise, jusqu'à ce qu'un bref signe de tête l'encourage à s'installer plus confortablement. Le soulagement est total, c'est comme si elle avait de nouveau le droit de respirer, quand Héra pose timidement ses fesses sur le sol, face au garçon. Elle a le droit de rester alors. Est-ce qu'il va lui apprendre ce qu'il sait, comment il a acquis cette surprenante dextérité ?

« Tu n’as pas l’air de connaître les points de base… Je vais te montrer… » Et voilà. La voix grave et rauque apporte à la jeune femme le seul cadeau qu'elle puisse espérer de cette journée ; un peu de contact, quelques mots, ça lui suffit amplement. Il l'autorise à entrer dans une sphère dont elle ne voyait pas les contours, et même si c'est timidement qu'elle s'y installe, elle lui accorde l'un de ses si rares sourires, depuis qu'elle est arrivée ici. Apprendre quelque chose, ça ne lui était pas arrivé depuis tellement longtemps qu'elle se demande même à quand remonte la dernière fois. Attentive et à l'écoute, elle regarde les doigts agiles manipuler les fils et l'aiguille, sûrement un peu trop vite pour les yeux d'une non-initiée, d'une précision imparable. C'est beau, elle a toujours adoré regarder les couturières travailler, et même si on lui a souvent dit qu'il s'agissait du travail le plus ingrat du monde, en aucun cas pour une jeune fille comme elle, elle ne peut s'empêcher de faire briller son regard de saphir quand il se pose sur les poignets du jeune homme qui lui montre.

Saisissant son morceau de tissus, elle décide de tenter, au moins,  de reproduire les deux points qu'il lui enseigne. Concentrée, elle tire même la langue, reconnaissante en voyant qu'il a ralenti la cadence. « Pourquoi est-ce que tu essaies d’apprendre à coudre...? » Il n'a pas du tout l'air menaçant, le garçon, quand il coule un regard vers elle. Répondre risque de la ridiculiser, mais tant pis. « Ben... parce que j'ai plus l'habitude de porter les vêtements que de les faire, je crois. J'étais mannequin. » Et elle s'est retrouvée ici. C'est complètement ridicule. « Je sais rien faire. Même pas la cuisine, et j'aime pas trop m'éloigner du Centre alors... j'ai pensé que. Enfin, j'aimais bien regarder quand les filles faisaient les robes, et on m'a dit qu'il fallait que je me rende utile, alors... » Alors voilà. Elle va coudre. C'est bien moins dangereux que tout ce qu'on lui a proposé d'autre. Tentant de reprendre un point totalement raté, elle poursuit. « Tu bouges les mains comme elles. Tu faisais ça avant ? » Avant d'arriver ici. Mais cette phrase-là, Héra décide de la taire.

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@Héra Delacroix

Avoir une discussion normale a quelque chose d’étrangement soulageant pour Ren. Parlant déjà très peu, de manière générale, ses dialogues se limitent souvent à indiquer rapidement ce qu’elle est en mesure de faire et si elle accepte les échanges avec les autres. De toute façon, les gens lui demandent rarement son avis. Ils se présentent à sa table et déposent leurs choses dessus, sans plus de cérémonie, en lui donnant des objets contre ses services. C’est difficile de dire non et peu lui demandent ce qu’elle souhaite recevoir pour ses services. Elle est d’ailleurs encore naïve et n’utilise pas le système à son avantage. Heureusement pour elle, ça viendra, éventuellement.

Cette fille, par contre, elle accepte de l’aider sans rien demander en retour. Une interaction calme et amicale, c’est tout ce qu’elle demande. Bien qu’elle se soit un peu résignée à rester dans son coin et qu’elle arrive à endurer le silence pendant de longues périodes, le manque de contact humain finit toujours par la rattraper et la faire sentir particulièrement seule. Elle est donc bien heureuse de pouvoir partager sa passion à quelqu’un qui ne demande rien de plus que d’apprendre et qui, surtout, semble être aussi timide qu’elle.

La couturière écoute sa petite histoire avec attention. Plusieurs pensées et questions lui traversent l’esprit. Par exemple, comment une fille comme elle a-t-elle pu se retrouver sur l’île? Les apparences sont souvent trompeuses et si certains ont l’air sympathiques, cela ne veut pas dire qu’ils n’ont pas commis un crime atroce. L’inverse est tout aussi possible. Elle hoche la tête suite à sa question, essayant de ne pas trop avoir l’air excité. Je fais de la couture depuis longtemps… C’était ma vie. J’allais lancer ma première collection pas très longtemps avant de… La suite, elle n’a pas besoin de la formuler. De toute façon, elle sent bien que l’autre demoiselle essaie d’éviter le sujet, elle aussi. Elles vivent maintenant sur l’île et leur univers, c’est celui-là. Inutile de parler de comment la vie est, à l’extérieur. Tout le monde sait qu’elle est bien mieux.

Je ne m’éloigne pas trop non plus. C’est trop chaotique ailleurs, je trouve. Même ici, les gens qui passent ne sont pas toujours… Sympathiques. Elle tente de rester polie. Même dans le Centre, il n’est pas rare que des gens intoxiqués y passent et dérangent les alentours. Il y a aussi ceux qui ont la mèche courte et qui manquent de patience; ceux qui veulent tout, tout de suite. Parfois, je me fais engueuler, aussi… Alors je préfère ne pas imaginer comment les choses sont ailleurs. Attends, je vais te montrer un truc. Ren reprend le tissu et lui montre comment défaire les points plus rapidement, sans ruiner le fil ou le matériel. Je m’appelle Ren, en passant.

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@Ren Miyake

Le garçon ne la chasse pas. Bien au contraire, il y a de la curiosité dans ses yeux, il a envie d’entendre cette petite histoire pitoyable qu’Héra lui raconte du bout des lèvres, en tâchant de suivre un peu comme elle le peut les gestes lents, précautionneux mais habitués du jeune homme qu’elle a eu le courage de venir chercher. Toutes les autres personnes qui l’ont approchées depuis qu’elle est arrivée ont dû montrer de grands trésors de prudence et de douceur pour ne pas la faire fuir, à l’exception du drôle de garçon qu’elle a sauvé dans la forêt. Ça ne compte pas bien entendu, il était à peine conscient, il ne doit même pas se rappeler d’elle. Personne n’a paru aussi enjoué en tout cas, même si lui s’en cache admirablement bien. Elle admire chacun des mouvements de ses doigts sur le tissus, nourrit en silence l’espoir un peu ténu d’avoir quelque chose à faire de sa vie maintenant qu’elle est prisonnière. Elle qui n’a jamais su qu’être belle et marcher sur ses talons aiguilles, trouvera-t-elle un chemin à suivre ici ? Est-ce qu’il avait raison, Damien, quand il lui disait avec douceur qu’elle s’en sortirait, qu’elle trouverait la force, un but, qu’elle rentrerait chez elle après ces dix années mais que beaucoup de choses auraient changé ? Tu vas apprendre, Héra, tu vas voir. Ça va aller. Elle a été incapable de le croire, bien sûr. Comment l’aurait-elle pu ? Il ne disait ça que pour la rassurer après tout. Pourtant, maintenant qu’elle s’aperçoit que quelqu’un accepte de lui tendre la main pour lui montrer autre chose que ses promenades dénuées de sens sur les chemins de l’île, elle y repense. Et elle espère.

« Je fais de la couture depuis longtemps… C’était ma vie. J’allais lancer ma première collection pas très longtemps avant de… » Avant d’arriver ici, oui. Il n’a pas besoin de le dire. Quelque chose lui serre le coeur, Héra a un peu de mal à croire que ce garçon ait eu une bonne raison de se faire arrêter. L’île n’est-elle donc peuplée que d’innocents ? Nagini, Mike, et maintenant lui ? Non, elle ne peut pas savoir. On ne sait jamais ce qui se cache dans le regard des gens, cette leçon Héra l’a apprise il y a bien longtemps. « Je ne m’éloigne pas trop non plus. C’est trop chaotique ailleurs, je trouve. Même ici, les gens qui passent ne sont pas toujours… Sympathiques. » C’est le moins qu’on puisse dire. Quand on est une femme comme elle, c’est même presque pire. Elle a croisé un certain nombre de regards qui ne souffraient aucune équivoque. Sans protection, Héra sait déjà ce qui risque de lui arriver. « Parfois, je me fais engueuler, aussi… Alors je préfère ne pas imaginer comment les choses sont ailleurs. Attends, je vais te montrer un truc. » Il y a beaucoup de précaution dans les gestes de l’inconnu qui récupère le tissus déjà fort maltraité par la jeune femme, pour lui montrer comment défaire un point. C’est un travail d’extrême précision, elle ignore si elle va être capable de le reproduire sans foutre la moitié du fil en l’air. « Je m’appelle Ren, en passant. »

Ren, c’est joli comme nom. Ça sonne un peu comme Rain, le bruit de la pluie, ça lui rappelle ses soirées en solitaire, à New York. Elle est en confiance pour le moment, alors la jeune femme lui sourit, en récupérant le tissus pour tenter de reproduire les gestes du garçon. « Moi c’est Héra. Tu es ici depuis longtemps ? » Si elle y avait réfléchi, elle aurait su que non, sans doute pas. Au vu de son air timoré et effrayé quand elle est arrivée, il y a peu de chance pour qu’il soit là depuis beaucoup plus longtemps qu’elle. Ou bien c’est qu’il est timide, mais qu’il a un peu d’instinct de survie. La façon dont il lui a parlé des autres, c’était comme si ça ne le touchait pas vraiment, comme s’il ne tirait de leur agressivité que la plus glaciale des indifférences. Peut-être qu’il a de quoi se protéger, lui. Elle, elle ne sait même pas comment faire. Baissant le nez vers son ouvrage, elle pince doucement les lèvres. « Ils te font peur les gens, ici ? » A elle, oui. Beaucoup. « On m’a déjà dit que pour ne rien risquer, il vaut mieux rejoindre un gang, mais… je sais pas. Je les connais pas tous ces gens, je sais pas si j’en ai envie. » Rester en marge la mettrait en danger, mais qu’importe ; frayer avec la mauvaise graine, ce n’est pas vraiment ce qui la rassurerait, de toute façon.

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@Héra Delacroix

Héra. C’est joli, comme nom. Ren songe tout de suite à la déesse grecque, se disant que le prénom a probablement été choisi en fonction de son histoire mythique. Heureusement pour la demoiselle, elle porte bien son nom. C’est assez difficile de porter un prénom qui ne correspond pas du tout à son apparence. Une ancienne camarade de classe lui passe par la tête. Prénommée Asami, qui signifie beauté du matin, la pauvre était loin d’être jolie, quelque chose que certains étudiants se plaisaient à lui rappeler continuellement.

À l’écouter parler, la jeune femme semble avoir des craintes similaires aux siennes. Ça a quelque chose d’étrangement rassurant, savoir qu’elle n’est pas la seule à être effrayée par ce nouvel environnement et ce qu’il représente. Tout le monde semble être si fort, déterminé… Ren tente de faire la même chose, mais c’est un peu peine perdue. Suffit qu’une personne lève le ton et soit un tantinet menaçante pour qu’elle se replie et n’ose plus dire un mot. Je viens d’arriver, ça fait quelques mois à peine… Je pense que toi aussi? Et je me suis dis pareil, concernant les gangs…

Ah, les gangs, cette structure si importante et apparemment indispensable de l’île. Malgré les promesses de protection, c’est bien loin d’eux que l’aspirante designer souhaite se tenir. J’ai bien compris qu’ici, pour la plupart des gens, rien n’est gratuit. Même si on me dit de rejoindre un gang pour recevoir de la protection, qui sait ce qu’on va me demander de faire en échange? Je préfère rester ici. De toute façon, je finirais probablement par me faire battre parce que je refuse de faire quelque chose.

Elle ignore si elle se ferait réellement tabasser ou pas. Les choses qu’elle sait sur les gangs sont minimes, mais elle sait que certains sont plus violents. Sa couverture masculine la protège, en quelque sorte, mais pourrait aussi lui tirer dans le pied. Les attentes envers les hommes sont souvent différentes. Un truc lui passe par la tête, alors qu’elle pose les yeux brièvement sur sa nouvelle partenaire de couture. À l’extérieur, elles n’auraient probablement jamais été amies. Mais ici, les choses sont bien différentes. Hum, j’ai quelque chose à te proposer… Je vois que tu veux apprendre et tu débutes, donc ça va te prendre du temps, mais c’est tout ce qu’on a, ici… Tu peux venir à ma table, si tu veux. Je pourrais te montrer des choses et tu pourrais travailler avec moi… Je n’ai pas de protection à offrir ou quoi que ce soit du genre, mais à défaut d’être dans un gang pourri, c’est peut-être mieux de rester en groupe.

Ren espère que sa nouvelle connaissance acceptera son offre. Elle a bien réalisé, ces derniers mois, que c’est difficile de s’en sortir complètement seul. Elle sait qu’elle a besoin de s’entourer de personnes qui, comme elle, accepteront de s’entraider sans demander des choses ridicules en échange. Du temps, elle en a à la pelle. Le dédier à apprendre quelque chose à quelqu’un ne lui dérange donc pas.