Le bruit, l’agitation, le monde sur le marché du Gouffre de Helm, tant de choses dont Faith n’avait pas l’habitude et qui la déroutaient. Même avant d’arriver sur l’île, la jeune fille n’était pas du genre à fréquenter ce genre de lieu, préférant les endroits tranquilles voire carrément la maison aux endroits comme celui-là. Bondé, bruyant, mouvementé.

C’était d’autant plus inhabituel que Faith avait quitté le quartier des sages, chose qu’elle évitait de faire envers et contre tout. Autant dire qu’elle était loin d’être rassurée. Mais elle était là pour une bonne cause n’est-ce pas ? On lui avait parlé d’une fille du nom de Jillian si elle se souvenait bien. Une fille qui ne parlait pas. Une fille avec qui les gens ne savaient pas vraiment comment se comporter puisqu’il n’était pas évident de communiquer. Faith ne savait pas pourquoi on lui avait parlé de Jillian à elle. Elle n’était pas la plus douée en terme de relation, bien au contraire, c’était d’une complexité sans nom pour elle. Mais son naturel bienveillant et curieux l’avait amenée à vouloir rencontrer cette personne, pour peut-être pouvoir l’aider si aide elle avait besoin ou faire quoi que ce soit qui pourrait lui être utile.

Étrangement, Faith n’était pas aussi paniquée à l’idée de rencontrer Jillian qu’elle ne l’avait été avec les autres sages. Est-ce que c’était parce qu’elle ne parlait pas ? Pourtant ça ne changeait pas grand chose techniquement. Ou alors était-ce le fait qu’on ait sollicité Faith pour cette rencontre ? Si on était venue la chercher en dépit de sa timidité maladive et de ses crises de panique c’était qu’il y avait peut-être une raison ? La blondinette n’en savait rien. Quoi qu’il en soit ce n’est pas parce qu’elle ne paniquait pas autant qu’en tant normal qu’elle était sereine. Loin de là, surtout dans un lieu comme le marché.

Les personnes qui l’avaient accompagnés jusque là s’étaient éclipsées après quelques encouragements et Faith s’était retrouvée seule au milieu de la masse humaine. Elle essaya de se frayer un chemin parmi la foule se faisant plus bousculer à droite et à gauche qu’elle n’avançait vraiment. Elle regardait de tous côtés comme elle le pouvait pour essayer de repérer Jillian alors que la panique commençait à s’immiscer en elle. Pas à cause de la rencontre mais à cause de la foule qui semblait étouffer Faith et la trimbaler d’un bout à l’autre comme une marée sombre dont il était difficile de s’extirper.

Elle sort de chez Bella avec la satisfaction d’avoir encore un peu plus gagné sa confiance. Plus elle lui délivrera de secrets, plus Bella lui fera confiance. C’est comme ça que ça fonctionne dans son esprit, à Jillian. Et si Nyx a envie de gerber, d’avoir révélé tous ces secrets que ces types (et ses filles) lui avaient confié, Jillian n’a pas autant de scrupules. Après tout, elle a pas à en avoir. Elle le fait pour rester safe. Parce que la confiance de Bella peut assurer sa survie. Parce que plus elle lui ramène de secrets, plus elle se rend indispensable. Comme celle qui sait tout. Celle qui connaît tout. Ou en tout cas, celle qui connaît des choses que personne d’autre ne connaît. Puis il y a quand même des personnes qu’elle ne trahit pas. Alexeï, Esmée, en sont des exemples. Les autres Muses, ou les Miliciens en sont d’autres. Même si, concrètement, il suffirait que Bella lui demande des informations sur une autre Muse, que Jillian aurait pas vraiment de scrupule à lui en donner. Ni Nyx d’ailleurs, pour le coup. C’est pas comme si elle demandait à ce qu’on lui donne des secrets si elle n’a pas son rôle de Muse. Juste que les gens ont plus facilement confiance en quelqu’un qui ne parle pas, quelqu’un de muet. Pour une raison qui échappe à la blonde, ils font un parallèle entre le fait qu’elle soit muette et le fait qu’elle garde les secrets. Ça n’a aucun sens. Même si elle l’était réellement, muette, c’est facile de prendre un bout de papier et d’écrire les secrets qu’elle a découvert dessus. Heureusement, celle à qui elle  répète les secrets, la seule à qui elle répète les secrets, elle sait qu’elle parle. Et elle a pas à tous les écrire sur un papier. Le fait qu’elle ait une excellente mémoire l’aide à retenir les secrets et grâce à ça, elle peut en retenir plusieurs sans avoir à les noter.
Elle a pas peur, lorsqu’elle va se balader sur l’île, parce qu’à part les connards et connasses de son espèces, pas mal de gens n’osent pas s’en prendre à une muette. Puis ils l’apprécient bien, Nyx. Parce qu’après tout, elle connaît tout le monde, sourit tout le temps, est gentille et douce. Et Jillian rigole, au fond, de leur naïveté. Elle rit jaune souvent. En réalité, elle trouve plutôt ça désolant. Ça lui fait de la peine. Pour eux. Vraiment. Puis y’a les autres, qui pensent que la faiblesse de quelqu’un le rend plus facile à attaquer et que par conséquent, faut pas s’en priver. Eux, Jillian les trouve pas désolant ou pitoyables. Mais elle les déteste. Parce qu’ils ont pas les balls de faire face à des personnes de leur acabit. Parce qu’ils pensent que s’en prendre à plus faible qu’eux ça les rend plus fort, mais non. Non. S’en prendre à plus faible qu’eux, ça les rend juste plus… Plus. Des moins que rien. Des rapiats qui veulent juste ajouter des victimes à leur tableau. S’ils savaient que la faiblesse des gens, souvent, ça fait aussi leur force si elle est bien exploitée. Mais ils cherchent pas à savoir. Ils veulent que frapper et frapper et se défouler. Bande de bourrins. Puis y’a ceux à qui elle se compare, ceux qui regarde, ceux qui écoutent. Ceux qui notent des choses et qui les utilisent bien, au bon moment, pour obtenir ce qu’ils veulent.
Arrivée sur le marché, Jillian a son sourire habituel sur le visage. Le sourire doux et légèrement timide, qui ressemble à celui qu’elle offre à ses clients sous le pseudo de Nyx, déesse de la nuit. Certaines personnes la saluent et elle répond avec un simple hochement de tête. Elle regarde, observe, remarque que de nouvelles têtes se mêlent aux jeunes. Ceux qui sont arrivés ce mois-ci. Elle remarque que certains ont l’air plus à l’aise que d’autres. Et en parlant d’autres, elle remarque une chevelure blonde qui semble se faire trimballer et pas savoir où elle va. Qui se laisse faire, probablement parce qu’elle n’a pas exactement de but précis. Jillian s’approche d’elle, un sourire amical sur le visage. Elle lui tapote sur l’épaule avant de lui agripper le poignet et de la traîner avec toute la délicatesse dont elle sait faire preuve dans un endroit hors de la foule. Elle a pas l’air d’être une ancienne et si c’est le cas, c’est pas quelqu’un que Jillian a déjà eu l’occasion de croiser. Elle veut voir si elle peut lui servir à quelque chose. Si elle a des choses intéressantes à dire. Si elle peut remplir ce rôle, que Jillian n’a toujours pas réussi à trouver, d’amie proche gentille, douce et naïve. Parce que si elles sont deux, c’est plus crédible.
Et cette petite blonde, qui qu’elle soit, semble pour l’instant être une parfaite candidate.

Submergée par la foule, le monde autour de Faith commençait à tourner, à devenir flou. Elle avait perdu tout repère et n’arrivait même plus à se concentrer sur ce qu’elle était venue chercher ici. Elle était tellement malmenée par les bousculades des passants que la demoiselle avait peine à garder son équilibre d’ordinaire déjà précaire. Si par malheur elle venait à tomber, elle se ferait sans doute piétiner et cette idée la terrifiait. Elle essayait donc de jouer des coudes pour éviter de se retrouver à terre et pour sortir de cette masse infernale sans grand succès. Alors que son stress l’empêchait d’avoir une quelconque pensée cohérente, quelqu’un lui tapota sur l’épaule et Faith fit volte face, comme un animal pris dans les phares d’une voiture, vieux réflexe acquis depuis la première fois qu’elle avait croisé les amis de son demi-frère, sans savoir qui ils étaient. Cependant, la petite blonde n’eut pas le temps de distinguer clairement l’origine de ce contact ni de faire machine arrière ou de dire quoi que ce soit qu’on l'agrippa par le poignet et qu’on l’attira un peu plus loin, à l’écart de la foule.

Mal à l’aise et apeurée par ce contact physique soudain et intrusif, Faith reprit son bras aussitôt qu’elle le put et garda son poignet dans sa main quelques secondes alors que son regard s’était perdu dans le vide. Son cœur battait la chamade et la jeune sage prit de profondes inspirations pour se calmer, écoutant sa petite voix intérieure qui lui disait qu’elle devait se reprendre, que ça allait bien se passer, que même si le contact n’avait pas été agréable il n’avait pas non plus été violent. Et ça, Faith devait bien l’admettre. Qui que ce soit, la personne qui lui avait attrapé le poignet n’y avait mis aucune réelle pression et plus que ça, cette personne venait de la sortir de la foule dans laquelle la demoiselle s’était perdue.

Elle lâcha alors son poignet et leva les yeux vers celui ou celle qui l’avait sortie de là. La personne en question était en fait une jeune femme, à peine plus grande que Faith et peut-être du même âge qu’elle, voire un peu plus vieille, elle n’aurait su dire, la petite blonde n’était pas vraiment douée pour déterminer l’âge de quelqu’un. L’inconnue en face d’elle avait comme la demoiselle, une chevelure blonde, plus longue que celle de Faith. La petite sage resta là un instant à la détailler sans aucune once de jugement dans le regard avant de se racler la gorge pour se donner le courage de lui parler. Elle devait au moins la remercier de l’avoir aidée et peut-être même que cette jeune femme pourrait l’aider à trouver Jillian. Peut-être même que c’était elle si Faith se fiait à la description qu’on lui en avait faite mais ça aussi Faith n’en était pas sûre et comme elle ne voulait pas retourner dans la foule endiablée, elle préférait encore poser la question.

“Je...Merci...Merci de m’avoir sortie de là. J’étais un peu perdue...Je...Je cherche quelqu’un à dire vrai...Est-ce que...par hasard...vous connaissez une certaine Jillian ?”

Jillian voit bien qu’elle la choque la gamine. Elle doit pas être habituée à cette proximité que Jillian a instaurée sans vraiment lui demander son avis. Elle comprend. Elle, c’est pas le genre de trucs qui la dérangent, mais si cette gamine est bien le genre de filles que Jillian pense qu’elle est, alors c’est normal qu’elle réagisse comme ça. Elle a peur. C’est pour ça que Jillian porte son sourire le plus doux, ses yeux les plus amicales. Et son visage en général n’exprime que des émotions positives. Elle n’a qu’un message à lui faire passer : elle n’est pas méchante, elle n’est pas dangereuse, elle est quelqu’un qu’elle pourrait apprécier. Voilà ce que la jeune blonde doit voir en elle. Et ce qu’elle doit penser. Parce que c’est partiellement le cas. Elle est pas méchante. Et elle est quelqu’un, en temps que muette de l’île, qu’elle pourrait apprécier. Dire qu’elle n’est pas dangereuse cependant, ce serait mentir. Elle connaît beaucoup de secrets, de beaucoup de monde, sur l’île, et ça la rend quelque part dangereuse. Le fait qu’elle ne peut soit-disant pas les révéler la rend juste inoffensif dans l’idée. Mais dans les faits… Elle les connaît, les secrets. Et elle les répète à Bella. Parce que Bella connaît son secret. Bella le connaît, et Esmée le connaît. Mais c’est les seules. Et elles doivent rester les seules à savoir. Cette gamine, cette jolie petite fille blonde qui semble si perdue et apeurée, elle doit jamais savoir. Parce que si elle accepte la présence de Nyx, une fille qui a l’air vraiment gentille et douce et muette à ses côtés, c’est pas dit qu’elle accepte Jillian, celle qui manipule, peut parler, et a tué des gens en les enfermant dans un congélateur. Alors il ne faut pas qu’elle sache. Elle la voit, la blonde, essayer de reprendre ses esprits, de se recentrer. Elle avait l’air d’une brebis égarée alors qu’elle était trimballée par cette horde de jeunes qui ressemblaient à des loups. Et Jillian se devait d’être celle qui l’aidait. Elle comprend ce que cette fille ressent. Parce qu’elle est passée par là. Elle aurait pu s’en passer, mais dans l’idée de garder cette façade parfaite et sans fissure, sans fautes, il a fallu à un moment qu’elle se fasse trimballer comme un sac de patate parce que personne ne faisait attention à elle. Puis est venu le jour où quelqu’un a fait attention à elle. Alexeï. Un peu trop attention à elle, d’ailleurs.
Mais le moment n’est pas aux souvenirs doux amer. Le moment est aux nouvelles rencontres et à la construction d’un nouveau poteau pour tenir son mensonge un peu plus en équilibre. Le rendre un peu plus réel. Lorsque la blonde se met à parler, la première chose qu’elle fait est de bégayer. Puis elle la remercie. Jillian secoue rapidement la tête, comme pour lui dire que c’est rien. Que c’est pas un big deal, de l’avoir sorti de là. C’est le cas, en soi. Mais en réalité, ça veut dire bien plus que juste l’aider pour ça, sur ce coup là. C’est bien plus important que ça. Elle lui dit qu’elle était perdue. Oui. Jillian a vu ça. D’ailleurs, n’importe qui aurait pu voir ça. Jillian est heureuse tout de même d’être arrivée la première. Parce que d’autres ne se seraient pas contentés de l’emmener à l’écart. Ils en auraient profité pour la mettre à poil et la violer. Sans aucun regret, sans aucune culpabilité. Bande de porcs. Elle lui dit ensuite qu’elle cherche quelqu’un, et Jillian se retient d’hausser un sourcil, hoche juste la tête. Alors elle connaît quelqu’un sur l’île ? Ça l’arrange pas. Ce serait mieux qu’elle soit totalement perdue et seule. Elle serait plus facile à approcher. Et ce serait plus facile de gagner sa confiance. Elle continue de parler, et Jillian ne se retient pas, cette fois, d’hausser un sourcil. Son sourire s’élargit légèrement aussi. Elle la cherche. C’est elle, qu’elle cherche. Alors Jillian hésite pas, hoche rapidement la tête, et se pointe du doigt. Jillian, c’est elle.
Elle veut juste savoir qui lui a parlé d’elle, à cette blonde,
et pourquoi.
Et peut-être, si c’est un de ses clients, elle le remerciera en baissant légèrement le prix de leur prochaine rencontre. Parce que, sans le vouloir, cette personne vient de lui faire gagner plusieurs minutes de sourires aimables et rassurants.
Elle a plus besoin de faire en sorte qu’elle veuille la connaître mieux. C’est la blonde qui va vouloir que Jillian accepte d’apprendre à la connaître.