Lorsqu’elle a vu le nom sur le missive, Jillian a regressé de ne pas être Hestia et de ne pas pouvoir choisir ses clients. Celui là, ça fait longtemps qu’elle l’aurait viré de sa liste des réguliers. Alex. Il est probablement le client qui achète le plus ses services. C’est son client le plus fidèle. La bonne blague. Et c’est comme ça depuis qu’elle a décidé de rejoindre les Muses, en mars. Vraiment, en soi, Jillian a rien contre les clients réguliers, au contraire. Plus ils viennent la voir (ou plus elle va les voir), plus ils lui font confiance, plus ils lui confient des choses. Elle a rien contre les clients réguliers, à l’exception de lui. A l’exception de ceux qui lui ont déclaré leur amour. Parce que là, ça devient délicat. Merde quoi. Puis il est collant en plus. Non. La vérité, c’est que les clients qui lui déclarent leur amour, parfois, pendant une relation sexuelle, ça arrive. Mais c’est facile pour Nyx de passer au dessus, et de faire comme si c’était rien, comme si c’était pas grave. Comme si c’était juste sur le moment. Avec Alex c’est différent. Parce qu’Alex, il lui a déclaré son amour avant qu’elle ne devienne une Muse. En réalité, elle est devenue Muse parce que Alex lui avait déclaré son amour. Alors oui. Oui, ça l’emmerde, de devoir aller le voir à chaque fois sans aucune possibilité de dire non. Parce qu’à chaque fois qu’elle le voit, c’est compliqué de forcer son corps à réagir de la même façon qu’avec tous les autres clients. Parce que lorsqu’elle le voit, à chaque fois, pas une seule fois ça a loupé, son corps réagit d’une certaine façon, qui n’a rien à voir avec le désir. Et elle déteste ça. D’une façon qui fait comme fondre la couverture de glace qui la protège de tout et de tous. Mais c’est dangereux. Et aller voir Alex aussi souvent parce qu’il s’acharne à acheter ses services, c’est comme volontairement se mettre en danger. Et Jillian aime pas cette sensation. Elle l’évite. Tous les jours, elle fait tout pour éviter de se mettre intentionnellement en danger. En s’entourant des bonnes personnes, en donnant de plus en plus de preuves à son mensonge. Tout ça pour que, régulièrement, Alex gâche tout en demandant ses services et en risquant de tout foutre en l’air.
C’est de sa faute, à elle aussi. Elle devrait juste pas être faible, face à lui. Elle devrait être capable de rien ressentir, comme elle a jamais rien ressenti avant. Elle va continuer à agir comme si elle ne ressentait rien, de toute façon, mais c’est un des mensonges les plus compliqués qu’elle ait eu à tenir. C’est pour ça qu’elle relit la missive, encore et encore, où Alex lui donne rendez-vous à vingt-trois heures, dans sa case, au Styx. Elle veut pas y aller. Mais elle a vraiment pas le choix, donc elle s’y rend. À reculon. À contre-coeur. Elle croise plusieurs autres Muses sur le chemin, des Miliciens aussi. Elle leur sourit, à tous. Elle détourne le regard parfois, quand ils ont des rangs plus élevés que le sien, et qu’il est de bon sens de ne pas les regarder dans les yeux. Lorsqu’elle arrive à la csae, elle s’y prépare. Elle prend de grandes inspirations, laisse s’échapper de longs soupirs, et se calme comme ça. Il doit pas être loin de vingt-trois heures. Alexeï ne devrait pas tarder à arriver. Elle se triture les mains. Elle peut le faire tant qu’elle est seule, tant que personne ne la voit. Elle peut être faible, tant qu’elle ne le montre à personne. C’est toujours ce que son père lui a toujours dit. Tout le monde est faible. Faut juste pas le montrer. Tout le monde a une faiblesse, et faut essayer de la trouver le plus tard possible. Et une fois qu’on l’a sous les yeux, la garder pour soi. Il est encore trop tôt pour Jillian pour trouver sa faiblesse. Elle veut pas qu’Alex ait quelque chose à voir là-dedans. Et il devrait avoir rien à voir là-dedans. Pour les autres, il n’a rien à voir là-dedans. Y’a que Jillian, qui connaît la vérité. Tout comme ils sont rares sur l’île, à savoir pour le mensonge de son mutisme. Comme ils sont peu à connaître son crime, ou sa famille. Comme ils sont peu à savoir que la petite princesse aux tournesols est en fait une sorcière de glace.
Elle se retourne vers l’entrée de sa case lorsqu’elle entend quelqu’un s’arrêter devant. Alex est là, et la façon dont il la regarde. Il devrait pas la regarder comme ça. Nyx. Nyx lui sourit. Et l’invite à rentrer. Elle a une porte, à sa case. Parce qu’ici, les hommes (et les quelques rares femmes) se confient. Ici, les secrets sont censés être à l’abris. Parfois, Nyx se sent coupable de dévoiler des secrets qu’elle était censée garder. Mais Jillian a besoin d’être en sécurité. Et c’est le meilleur moyen qu’elle ait trouvé pour le rester. Nyx sourit, à Alexeï. Jillian tremble de peur, dans sa prison de glace. Parce que ça y’est, comme à chaque fois, elle commence à frondre.

Jillian fait pas partie de ces gens qui font confiance facilement. Et elle a du mal à comprendre comment les gens peuvent lui faire confiance à elle, aussi facilement. C’est pas que ça la dérange et elle va certainement pas s’en plaindre. Mais elle les comprend pas. Ça lui offre une certaine importance aux yeux de certaines personnes et elle est prête à prendre juste ça. Vraiment. La sécurité de ces personnes là. Le soucis, c’est les autres. Ceux à qui elle est attachée, mais à qui elle devrait pas l’être. Et vraiment, elle peut penser qu’à Bella et Alexeï. Esmée aussi. Bella, parce qu’elle est celle qui lui permet d’avoir la sécurité des Muses, et que le fait qu’elle ait des intels sur ses clients, Jillian sait que ça l’intéresse, Hera. Par conséquent, elle aime à penser que Bella la trouve plus importante que certaines autres Muses. Même si c’est pas vraiment le cas, elle aime le penser. Ça la rassure. Esmée, c’est différent. Esmée c’est comme ce passé qui vient lui éclater en pleine gueule pour lui rappeler que chaque petite exception à son mutisme peut faire passer sa vie de “petite protégée de l’île” à “personne à abattre à tout prix”. Pourtant, elle l’aime Esmée. Elle l’aime beaucoup. C’est son amie. Et c’est bien une des seules personnes qu’elle pourrait réellement accepter d’appeler comme ça. Parce que c’était une amie déjà avant tout ça. C’était une amie déjà avant qu’elle se promette de ne pas s’attacher et de n’appeler plus personne “amie”. Puis, y’a Alexeï. Alexeï. Elle a pas résisté longtemps à cette attraction physique qui l’attirait vers lui. Ils ont couché ensemble rapidement, peu de temps après qu’ils se soient rencontrés finalement. Et ils ont remis ça, deux, trois, cinq, vingt, trente fois. Jusqu’à ce que Jillian comprenne que c’était dangereux. Mais quand elle l’a compris, c’était déjà trop tard pour lui, et elle s’est rattrapée à quelques fois que ce soit trop tard pour elle aussi. Ce sentiments d’attraction, d’affection, d’habitude du corps de l’autre, d’addiction. Lui, il l’a. Il l’aime. Elle le sait. Aveugles sont ceux qui ne le savent pas, d’ailleurs. C’est pas vraiment comme si il s’en cachait. Pas qu’il aille le crier sur tous les toits, ça non. Mais c’est vraiment pas loin. Et Jillian fait l’insensible. Parce que c’est la seule chose sensée à faire. Parce qu’ignorer ce qu’elle, elle ressent quand il est proche d’elle, c’est la seule chose qu’elle puisse faire sans que ça les mette tous les deux en danger. Merde. Il serait prêt à tout pour elle, et elle déteste cette impression. Elle essaye de lui montrer, par tous les moyens, que c’est pas réciproque. Et ça l’est pas. Pas encore. Pas totalement. Lui, il était perdu, mais elle, elle était juste au bord de la falaise. Maintenant, il lui reste plus qu’à reculer prudemment et rester dans ce monde insensible de sentiments, vide d’affection. Et c’est pas facile à faire quand il continue de venir la voir, toujours avec ce regard, toujours avec cette gêne, toujours avec ces sentiments débordants. Elle en veut pas, de ses sentiments. Ils sont dangereux, pour eux deux. Parce que son père lui a toujours dit. La technique pour ne pas souffrir, c’est de rien avoir à perdre. Et pour le moment, la seule chose qu’elle puisse perdre, c’est son secret. Et c’est même pas une possibilité de faire entrer quelqu’un d’autre dans l’équation. Puis, il est pas amoureux d’elle. Il est amoureux de cette image qu’elle donne à tout le monde. Petite blonde paumée muette toute mignonne qui est douée pour écouter. Il a envie de la protéger. Un jour peut-être, il apprendra la vérité. Qu’elle est tout sauf mignonne, et qu’elle a pas besoin d’homme pour la protéger. Qu’elle a enfermé quelqu’un dans un congélateur et qu’elle a pris du plaisir à le voir crever. Voilà qui elle est, en vrai.
Il lui demande comment elle va, en langage des signes, et Jillian baisse les yeux. Mais Nyx reprend vite le dessus et relève les yeux vers lui, en lui souriant. Elle hoche la tête. Elle va bien. La vérité, c’est qu’elle va pas vraiment bien, et que c’est à cause de lui. Mais elle lui dira pas. Déjà elle pourrait pas. Elle est pas censée pouvoir. Elle l’observe poser un pain sur la table et lui dire que c’est pour elle. Ça suffit. Elle sait. Elle sait que c’est pas le paiement, que c’est un cadeau. Il continue de parler. S’assurer qu’elle tienne le coup. Il la considère vraiment comme une fille à protéger, pas vrai ? Le pauvre. Si seulement il savait. Il continue à parler, et c’est vraiment comme s’il se justifiait de lui avoir apporter quelque chose. Jillian a envie de le pousser, de le sortir de sa case, de lui claquer la porte au nez. Mais elle sait que ce sera comme lui donner une raison de revenir. Elle a une meilleure idée. Pour vraiment lui faire comprendre qu’il est venu ici en tant que client. Qu’il n’est que ça, un client. C’est Nyx qu’elle est lorsqu’elle s’approche de lui. Pendant les quelques pas qui la séparent de lui, elle enlève son pull et son t-shirt. Il est un client. Il est là pour ça. Et il doit le comprendre. S’il n’est pas là pour ça, alors qu’il la laisse tranquille. Et qu’il ne revienne pas.
S’il n’est pas là pour ça, il n’a rien à faire ici.

Elle veut s’éloigner le plus possible de lui. Après tout, son corps réagit de façon bizarre quand Alexeï est aux alentours, et elle déteste ça. Son père lui a toujours apprit à avoir un contrôle total sur ses émotions, à les gérer, et lorsqu’elles arrivent à des moments impromptus ou qu’elles ne sont pas souhaitées, à les désactivées. Mais peut-être par manque d'entraînement, il ne semble pas qu’elle puisse le  faire quand ça concerne Alexeï. Elle essaye de se persuader qu’il n’est qu’un client comme un autre, et essaye de le lui prouver à lui plus qu’elle n’essaye de se le prouver à elle-même. Elle a littéralement rejoint les Muses pour leur prouver à tous les deux qu’il n’y avait rien d’autre entre eux que du sexe. Que quelque chose de purement physique. Mais il comprend pas, il refuse de comprendre. Il continue de la voir pour autre chose que ça. Continue de venir la voir pour lui offrir des bouts de pains et des discussions à sens unique auxquelles elle ne peut pas prendre part. Même si elle ne cachait pas le fait qu’elle puisse parler, elle n’y répondrait pas. Parce qu’elle n’a aucune envie de parler avec lui. Elle veut juste qu’ils couchent ensemble et qu’il reparte. Et qu’un jour finalement, il se lasse qu’elle le repousse et arrête de venir la voir tout cours. L’idée lui fait un pincement au coeur qu’elle prend toutes les précautions à ignorer.
Elle enlève son haut pour qu’il la regarde avec désir et passe finalement aux choses sérieuses, mais il détourne les yeux à la place, et Jillian lève les yeux au ciel, dépitée. Il devrait arrêter de jouer le prude et accepter ce  qu’elle lui offre. Enfin, ce pour quoi  il a payé. C’est insupportable comme sensation, d’avoir l’impression qu’elle doit se plier à ce qu’il lui demande. Il l’a payé elle, la prostituée. Il a payé Nyx. Et Jillian refuse de lui laisser la joie et la possibilité de passer du temps avec Jill la muette, plutôt qu’avec la Muse de la nuit. Il lui demande si c’est pas agréable d’être  avec quelqu’un qui  lui demande pas juste de s’allonger sur le lit. Elle voudrait  pouvoir lui répondre et lui dire que d’un, non, c’est son job, et de deux qu’il se mêle de ce qui le regarde. Que c’est certainement pas ses affaires de si elle préfère se faire sauter par tous les mecs de  l’île. La vérité, c’est que le seul avec qui elle veut vraiment coucher refuse même de la regarder lorsqu’elle commence à se déshabiller. Elle secoue la tête, pour lui montrer à quel point elle est désespérée et énervée par la question. Mais il la  voit pas évidemment, parce qu’il refuse de la regarder. Il préfère regarder le malheureux bout de pain qu’il lui a apporté. Il continue à parler, et Jillian l’écoute, mais ce qu’il dit  a très peu d’intérêt, puis c’est surtout rien qu’elle ne sache pas déjà. Il lui demande de remettre son haut, et Jillian finit par le faire parce qu’après tout, le client est roi. Il continue de lui parler, de lui dire qu’il veut juste passer du temps avec elle sans qu’elle se déshabille parce qu’elle est plus que ça. Et c’est bien là tout le problème. Au jour d’aujourd’hui, elle n’est pas plus que ça.
Elle finit par s’assoir sur le lit et se penche pour récupérer le carnet et un crayon qui trainait par là. Alex, t’as pas payé pour parler. Tu fais ce que tu veux de ton heure, mais arrête avec tes déclarations s’il te plaît. C’est gênant pour toi, pour moi, et pour mon travail. Les gens me demandent de m’allonger parce que c’est ce que je fais. Je m’allonge, j’ouvre les cuisses, et je les laisse faire ce qu’ils veulent. Si ce que tu veux, c’est parler seul face à quelqu’un qui pourra pas répondre quoique tu dises, fais. Mais arrête de me bloquer des créneaux pour ça s’il te plaît. Elle regarde le papier et hausse les épaules avant de le lui montre. Elle le déchire du cahier et le roule en boule avant de le lancer par terre à ses pieds. Elle ouvre une autre page et écrit dessus un simple Ok. Qu’est-ce que tu veux me dire ? Elle tourne le cahier vers lui, les yeux blasés,  fatigués.  Elle a pas envie de se battre, pas envie de commencer une discussion. S’il  a besoin de parler, qu’il parle. Elle écoutera. Elle sait faire ça, écouter.